Sur le divin rocher de la vallée du diable

Sur le divin rocher de la vallée du diable

Au dessus du traffic infernal qui mène au ­Gothard se dresse une paroi d’exception: la Teufelstalwand. Ce mur de granit est à redécouvrir d’urgence. En parti­culier sa voie Zeichen der Freundschaft, rééquipée en 2010. Par Claude Rémy, dont le prochain topo Escalade sortira au printemps 2019, avec plus de 800 nouvelles longueurs!

Sur un tel rocher, on sait d’emblée que la journée va être à la fête. Les mouvements s’enchaînent avec un tel plaisir que l’on se sent presque happé vers le haut. Pourtant, ce bijou d’escalade qu’est le granit de la Teufelstalwand (littéralement «mur de la vallée du diable»), non loin d’Andermatt, au cœur des Alpes, était encore méconnu il y a peu.

Il faut dire que le cadre immédiat de la paroi est sordide. Surplombant le bien connu pont du Diable et son intense trafic routier et ferroviaire menant au col du Gothard, le pied du Teufelstalwand est encaissé, bruyant et puant. Quelqu’un a dit infernal? De plus son accès n’est ni facile, ni évident.

Un joyau bien caché

Pourtant, lorsque l’on passe outre ces désagréments initiaux, on découvre avec la voie Zeichen der Freundschaft un granit raide parfait qui offre une ascension extraordinaire le long de fissures et dièdres rectilignes. L’une des plus belles escalades de Suisse! En appuyant la semelle, on entend parfois ces bruissements musicaux typiques de grains compressés qui engendrent une sorte d’inquiétude jubilatoire… Va-t-on glisser? Mais non, ça tient bien! Puis une main remonte le long de la fissure franche aux bords rugueux et solides qui favorisent une tenue et une progression rassurante.

«Relais!, exulte Jean-Mi le frangin. Ce dièdre est incroyable, il est encore mieux que les deux premières longueurs.» Encore mieux? Est-ce possible? Mais oui, il a raison. Voici la fissure suivante aux bords parallèles qui s’élève droit au ciel, comme dans les rêves. Arrivé au relais, Fred, mon deuxième compagnon de cordée, se sent tellement euphorique qu’il n’hésite pas une seconde: «C’est trop beau, descends-moi, je la refais!»

 

Granit et hard rock

Quelle ironie… Voilà bientôt 40 ans que le Munichois Andreas Kubin, qui avait tenté la première en libre de cette voie ouverte en 1973, me l’avait déconseillée à cause des fissures pleines de terre et de la végétation qui avait transformé la cordée en ruminants. Beaucoup plus tard, j’étais revenu l’observer depuis le haut de la via ferrata del Diavolo. J’avais alors conclu qu’elle n’en valait toujours pas la peine. Comme quoi on peut se tromper!

Précisons peut-être que l’amour du granit constitue un prérequis pour cette voie. Kubin avait justement fait remarquer, comparant cette roche au hard rock: «Soit on les adore au plus haut point, soit on les hait jusqu’au plus profond des abîmes.» Si je ne peux m’imaginer qu’on puisse haïr le hard rock, il est vrai que certains détestent le granit, qui offre une escalade jugée monotone. Ainsi, sur les dalles, on se retrouve à quatre pattes même si parfois l’exigeante pose de pieds doit être complétée avec une technique sans faille, tandis que les autres inclinaisons nécessitent un effort physique considéré comme pénible ou douloureux.

Final en apothéose

Mais revenons à Zeichen der Freundschaft, où nous nous retrouvons à ramoner une cheminée! Voilà un style de grimpe qui n’est plus guère pratiqué, mais qui diversifie cette ascension avec bonheur. Il faut sortir la vieille technique de coincement du corps à l’intérieur d’une large fissure. L’élégance du beau geste cède la place aux poussées reptiliennes vers le haut avec des grognements et des raclements, parfois un peu éprouvants à cause du sac coincé, ce qui étoffe les souvenirs. Au relais, Fred, toujours ravi, opte pour une pause «cakes-biscuits-chocolats» au lieu de refaire les deux longueurs. «Dommage, pensent les deux goinfres (Jean-Mi et moi-même), il faudra partager les douceurs.»

Ce bref arrêt s’avère stratégique, puisque le dièdre de la dernière longueur et sa ligne parfaite, un peu pauvre en prises de pieds, avec dans le haut un bombé, constitue LE crux de la voie. Un dernier rude coup de rein et voilà le sommet. Le livre des passages regorge d’éloges méritées et témoigne d’une très grande fréquentation. Nos yeux étincellent, alors qu’un immense sourire pend entre nos oreilles. Il fait grand beau. Chaud. Les rugissements infernaux du diable se sont tus depuis longtemps. Quelqu’un a dit paradis?

Côté pratique

Striée de raides dièdres, fissures et ­piliers, la Teufelstalwand est mouchetée de végétation sur les vires, mais propose aussi des voies exceptionnelles et homogènes.

Les voies de la Teufelstalwand

En bref: Du 6b+ au 7c, 250 m, attaque des voies vers 1650 m, exposition S

Description: Huit voies parcourent la Teufelstalwand: Florina, 7c (7a+ obl); Laura, 7a (6c); Eternal crack, 7a (6b obl); Alpentraum, 7a (6c obl); une voie sans nom, ni infos; Wilde 13, 7b (6c); Zeichen der Freundschaft, 6b+ (6a+ obl); Pissoir du Diable, 6b+ (6a+ obl). Départ et partie sommitale commune pour Florina et Laura, qui sont essentiellement sur coinceurs. Eternal crack est également essentiellement sur coinceurs, les quatre autres sont très bien équipées de spits M10.

Zeichen der Freundschaft

En bref: 6b+ (6a+ obl), 10 L très bien équipées de spits M10

Itinéraire: Escalade très variée et inhabituelle pour du granit, elle est à ­dominance athlétique et de continuité le long de fissures et de dièdres de grande classe. Les 6b de L4 et L5 sont soutenus, garder des forces pour le crux de la dernière longueur à la sortie de la voie.

Remarque: En septembre 2010, Claude Lévy, Christoph Linder, Patrick Muhmenthaler et Roger Würsch ont valorisé cet itinéraire après un impressionnant nettoyage et la pose d’un équipement de haute qualité afin d’honorer Heinz Leuzinger (1940–2007), auteur de la première ascension le 5 juin 1973 avec Carlo Cadenazzi.

Accès: En train jusqu’à Nätschen via Brigue, puis à pied ou en taxi. La route Nätschen-Eoliennes est soumise à auto­risation (contact: Korporation Ursern, Rathaus, 6490 Andermatt, 041 887 15 39, info@korporation-ursern.ch). Suivre la route jusqu’à Tüfelstalboden (env. 2015 m, place de parc), juste avant la 3e épingle. De là, T1+, puis rappels. Descendre le sentier de la via ferrata, passer le drapeau et gagner l’échelle de sortie de la via, puis suivre une sente à droite sur 30 m (25 min depuis la place de parc, 1 h depuis Nätschen). Trois rappels (marques rouges, 45 m/40 m/35 m), traverser le ruisseau et monter au pied des voies, cordes fixes.

Meilleure période: Du printemps à la fin de l’automne, mais pas après une période de pluie. Il faut en outre se méfier du ruisseau, qui peut-être délicat, voire impossible à traverser selon son débit. Attention: du 1.12 au 30.4, la zone située au S du ruisseau constitue une zone de tranquillité interdite d’accès.

Cartes: CN 1 : 25 000, feuille 1231 Urseren; CN 1 : 50 000, feuille 255 Sustenpass

Bibliographie: C. & Y. Remy, Dreams of Switzerland, Editions du CAS, 2016; T. Fullin, A. Banholzer, Uri Excellence, Editions du CAS, 2015; S. Von Känel, Extrem Ost, Filidor, 2013

Hébergement: Andermatt: Gotthard Camping, 079 26 30 76, mail@gotthard-camping.ch, www.gotthard-camping.ch, ouvert du 15 mai au 15 octobre environ, complet du 22 au 26 août 2018; Hospental: Sust Lodge, 041 887 05 02, info@sust.ch, www.sust.ch

Retrouvez la version originale de l’article « Sur le divin rocher du diable » par Claude Rémy dans Les Alpes 7/2018, Club Alpin Suisse (copyrights: Claude Rémy)

                                                        

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